La lourde Responsabilité des économistes

La lourde responsabilité des économistes

Article original

A propos du Manifeste
et d’{Inside Job

}
“{Tout de même nous ne devons pas abandonner l’espoir que l’économie politique peut nous acheminer vers la science, ou la foi que l’éclaircissement n’est pas inutile}.”

Joan Robinson, {Philosophie économique}

Le film {Inside Job}, sorti récemment sur les écrans français, n’est pas le premier qui met en lumière la corruption et les turpitudes de la finance américaine et internationale. Mais il a l’originalité et le grand mérite de lever le voile sur la responsabilité des économistes dans l’enchainement des catastrophes qui conduisent à la régression économique et sociale en cours.

Conflits d’intérêts

L’interviewer y met sur le gril d’éminents professeur d’universités prestigieuses qui arrondissent leurs fins de mois en rédigeant des rapports d’expertises complaisants, voire laudatifs, pour le compte d’organismes financiers ou même de gouvernements. Invités à s’exprimer sur le soupçon de conflits d’intérêts, ceux qui acceptent de répondre le font diversement, du silence penaud au cynisme le plus éhonté. Prié de dire ce qu’il penserait d’un médecin qui, ayant publié un article élogieux sur un médicament, s’avérerait tirer quatre-vingt pour cent de ses revenus du laboratoire produisant le médicament, le directeur du département d’économie de Harvard balbutie que ce n’est pas tout à fait comparable.

En effet, ce n’est pas comparable. Le médecin accusé de conflit d’intérêts ne peut pas éviter de devoir s’expliquer devant le public et le monde médical. Il risque en outre sa réputation, voire son droit d’exercer, si le remède en question se révèle dangereux. Mais une telle mésaventure ne peut pas survenir à un économiste, pour la raison que l’actuelle « science économique » n’offre aucun critère de validation d’une prescription économicienne, quelles qu’en soient les conséquences. En clair, les économistes peuvent dire et écrire n’importe quoi, donner aux politiciens n’importe quels conseils à partir de leur intuition, de leurs croyances ou de leur vénalité, en toute impunité. Et ce, parce que l’actuelle science économique n’a précisément rien de scientifique.

Fantasme de toute-puissance

Peu d’économistes ou d’épistémologues se préoccupent de fonder une véritable science économique. Les seconds ne s’intéressent qu’aux sciences déjà existantes, les premiers se rallient majoritairement à une métaphysique comportementaliste. Comportementalisme individuel, pour le courant « libéral » dominant, comportementalisme de groupes, pour la nébuleuse para, crypto ou pseudo marxiste.

Les économistes sont confortés, dans le refus d’une approche scientifique de l’économie, par nombre de tentatives infructueuses, à la manière du renard de la fable décrétant trop verts les raisins qu’il ne peut atteindre. Ils reçoivent l’appui en ce sens de sociologues et d’anthropologues n’ayant pas encore bien défini les frontières de leur discipline. L’opinion publique, enfin, pardonne facilement aux économistes leurs erreurs de prédiction pourtant systématiques. D’une part parce qu’elle est impressionnée par les discours abscons derrière lesquels se réfugie l’impuissance économicienne. D’autre part, en présupposant un pouvoir illimité des hommes sur leur économie, la métaphysique comportementaliste convient très bien au public, tant elle flatte la paresse intellectuelle et le fantasme de toute-puissance associé à l’exception humaine.

Une idéologie commune à tous les économistes

Bien qu’ils soient convaincus de l’empirisme de leur discipline et de leur totale liberté de jugement, les économistes adhèrent plus ou moins consciemment, plus ou moins explicitement, marxistes y compris, à une idéologie délibérément non-scientifique. Il s’agit de la dogmatique formulée par David Hume au 18e siècle, délibérément non-scientifique parce qu’elle relève exclusivement d’une morale. Elle se réduit à deux axiomes :

1- Tout investissement doit venir d’une épargne préalable.

2- Le niveau général des prix dépend de la quantité de monnaie offerte sur les marchés.

Le premier engendre notablement le faux problème de la dette publique, exposée aux marchés financiers, ainsi qu’une redondance de la mesure du PIB(1). Le second conduit à combattre « l’inflation » par la répression de la croissance, ainsi qu’à une lecture erronée de l’histoire allemande des années 1920(2). Dans les deux cas, en réalité, c’est l’inverse qui est vrai. C’est l’investissement, à partir d’une pure création monétaire, qui nourrit l’épargne, et c’est la hausse des prix qui augmente la demande de monnaie, laquelle est ou non satisfaite par la banque émettrice de la monnaie légale. Ce renversement axiomatique a été formulé il y a quatre fois vingt ans par J.-M. Keynes et J. Robinson, mais les économistes ne l’ont toujours pas intégré. Si bien que même ceux qui ne sont pas subjugués ou stipendiés par le « libéralisme » naviguent à vue dans un océan de confusion et de contradictions.

Contradictions

Les contradictions de la nébuleuse antilibérale ont été récemment mises en lumières par le « Manifeste d’économistes atterrés ». Analyse lucide et exhaustive des conséquences du délire « libéral », point d’orgue dans le débat démocratique autour des politiques désastreuses conduites et promises en Europe, ce manifeste demeure néanmoins affecté par le caractère empirique de la discipline.

Pour remédier au problème de la dette publique, le manifeste préconise de garantir « le rachat des titres publics par la BCE » (Mesure n°8bis) et d’ « autoriser la Banque centrale européenne à financer directement les Etats (ou à imposer aux banques commerciales de souscrire à l’émission d’obligations publiques) à bas taux d’intérêt (…) » (Mesure n°14). Plus loin, il propose de « lancer un vaste plan européen, financé par souscription auprès du public (…) et/ou par création monétaire de la BCE (…) » (Mesure n°22). Dans ces préconisations, on voit apparaître une hésitation entre deux positions contradictoires. Tantôt le financement est attendu de la banque centrale, tantôt des marchés financiers. Or, de quoi s’agit-l ?

A Bercy, sous l’égide du ministère des finances, une officine appelée Agence France Trésor (AFT) joue quotidiennement sur les marchés financiers l’argent des contribuables, comme n’importe quelle équipe de traders de n’importe quelle banque l’argent de ses clients. Une nuance, néanmoins : les traders de Bercy doivent quotidiennement restituer à la banque de France un compte public positif à 16heures15(3). L’Etat est ainsi la seule entité économique interdite de découvert bancaire de plus de quelques heures par jour.

Pour couvrir le malnommé « déficit budgétaire », l’AFT émet divers « bons du Trésor », adjugés aux banques par la banque centrale. Les banques y souscrivent au taux qui leur convient et convient à leurs plus gros clients, mais ne les paient pas immédiatement. Elles ont la faculté de les vendre avant de les avoir achetés, sur le biennommé « marché gris », pendant huit jours. Enfin, les banques françaises et étrangères dites « spécialistes de bons du Trésor » ont souscrit à un cahier des charges aux termes duquel elles sont tenues de financer le marché gris, c’est-à-dire d’ouvrir des crédits aux acheteurs en dernier ressort des bons du Trésor. Pour pouvoir offrir ces crédits, les « spécialistes en bons du Trésor » se tournent alors vers la Banque centrale dont elles achètent la monnaie légale.

Autrement dit, ce que reçoit l’Etat des marchés financiers, c’est de la monnaie banque centrale qui lui est initialement refusée et passe par un circuit compliqué à la faveur duquel des parasites prélèvent leur dime. Le remède à ce circuit démentiel vient immédiatement à l’esprit : un court-circuit. C’est d’ailleurs ce que préconisent les auteurs du manifeste, mais en contrebalançant cette mesure par le maintien d’un recours aux marchés financiers.

L’agence France Trésor doit être dissoute. Les bons du Trésor doivent être achetés directement auprès de l’Etat, et non pas « rachetés » sur les marchés financiers. Libre ensuite à la Banque de France de vendre et acheter elle-même créances et titres de toutes sortes, y compris les bons du Trésor français et étrangers, pour les besoins de la balance des paiements, mais sans engager le compte public. Interdiction qu’il convient d’autre part d’étendre à tout le système bancaire, pour revenir au temps où banques d’affaires et banques de dépôts étaient séparées. Mais les auteurs du manifeste ne sont peut-être pas tous d’accord entre eux sur ce point.

Le manifeste relève qu’un titre financier est un droit sur des revenus futurs (ch. 3), et que les marchés financiers ne sont pas capables de prévoir l’avenir, prenant ainsi une certaine distance par rapport à la dogmatique de l’épargne qui prohibe, au contraire, tout endettement sur l’avenir. Mais les rédacteurs semblent accepter l’éventualité d’une faillite d’un Etat, comme de n’importe quelle entreprise ou n’importe quel particulier. Or, cette concession neutralise la distance prise à l’égard de la dogmatique humienne. Il n’y a en effet faillite que lorsque le principal d’une dette est appelé, ce qui ne s’applique qu’aux mortels que nous sommes et non à l’Etat, clé de voûte de la société.

Confusion

En raison de l’empirisme de la discipline, les oppositions économiciennes à l’hégémonie de l’idéologie « libérale » sont multiples et variées. Depuis quelques années, en France et aux USA, elles s’efforcent de se fédérer sur le concept de « pluralisme ». Mais pour nombre de ces courants, enclins à privilégier l’utopie plutôt que la rigueur scientifique et méfiants quant à l’éventuelle émergence d’une autre hégémonie, le pluralisme n’est pas un point de départ vers une synthèse, mais un état permanent destiné à perdurer. Ce qui constitue un obstacle sérieux sur le chemin de l’avènement d’une véritable science économique, outil indispensable à la chose publique.

{Romain Kroës}
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(1) Voir à ce sujet la communication de l’auteur au congrès, atelier 2.1, ainsi que « [PIB ou l’académisme et le mythe de l’épargne ->http://kroes.blog.lemonde.fr/pib] »

(2) Voir à ce sujet la communication de l’auteur au congrès, atelier 2.1, ainsi que « [Le G20 et la crise->http://kroes.blog.lemonde.fr/le-g20-et-la-crise] »

(3) Voir « [De la rationalité au service d’un délire->http://kroes.blog.lemonde.fr/delire] »

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