« Un authentique défenseur du pluralisme »
Dans le débat intellectuel et médiatique, les authentiques défenseurs du pluralisme se font de plus en plus rares. Philippe Frémeaux faisait partie de ceux-là, lui qui avait très tôt compris que derrière les choix de société se lovent toujours des combats d’idées. Ainsi écrivait-il en 2016 dans un hommage à Bernard Maris : « Le discours économique dominant entretient un rapport complexe au politique : il se défend d’en faire, alors qu’il est au cœur même de ce qui fait son objet. Le discours des économistes ne consiste-t-il pas à nous expliquer, à longueur de temps, ce qui est possible et, serait-on tenté de dire, surtout ce qui ne l’est pas ? (…) De fait, le discours des économistes dominants pare trop souvent de l’apparence de la nécessité l’acceptation du monde tel qu’il est. »
C’est sans doute pour cela qu’il a rejoint, dès les années 1980, le cercle si étroit de ces journalistes économiques qui font du pluralisme – des thématiques, des analyses et des modèles de sociétés – la valeur fondatrice de leur éthique professionnelle, et ce en participant activement à la belle aventure d’Alternatives Economiques, d’abord comme contributeur bénévole, puis comme rédacteur en chef.
Promoteur de l’économie sociale et solidaire (ESS) qu’il avait pratiquée concrètement en dirigeant pendant plus d’une décennie la coopérative Alternatives Economiques, il s’étonnait que si peu d’économistes – y compris parmi les hétérodoxes – s’intéressent vraiment à cette forme d’économie qui est pourtant porteuse de véritables alternatives, tant sur le plan théorique que pratique, à la domination du modèle libéral-productiviste actuel. Un étonnement qu’il avait d’ailleurs exprimé dans un Hors-Série Poche « L’économie sociale et solidaire vue par les économistes ».
Pour autant, cette défense de l’économie sociale et solidaire n’était chez lui ni hors-sol, ni béate. Il n’avait de cesse d’en analyser les paradoxes et contradictions, détestant par dessus tout la référence incantatoire à un prétendu « ADN » qui, au motif de protéger la spécificité de l’ESS, n’était rien d’autre que le signe d’une pensée paresseuse. Dans La nouvelle alternative, il rappelait ainsi les risques évidents de banalisation des mutuelles, coopératives et associations, et analysait finement leurs ressorts. A l’occasion de la sortie d’un rapport de mission pour le ministre de l’ESS sur « L’évaluation de l’apport de l’économie sociale et solidaire », nous avions eu l’occasion de confronter nos idées sur l’ESS bien sûr, mais aussi sur le pouvoir symbolique des chiffres, qu’à la différence de bien d’autres journalistes économiques il ne sous-estimait pas.
Philippe Frémeaux avait accompagné la dynamique de création du Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR), Forum que nous avions fondé avec Jean Gadrey, Dominique Méda, Hélène Combe et Patrick Viveret à l’occasion de la mise en place par le président Sarkozy de la Commission Stiglitz-Sen en 2008. Sa confiance, doublée d’une forte exigence éditoriale, avait permis la publication en 2011 de « La richesse autrement », Hors-Série d’Alternatives Economiques qu’il concluait malicieusement en écrivant que le bonheur était une chose bien trop importante pour être laissée entre les mains des économistes et des politiques…
Plus récemment, il accompagnait encore ce même collectif lors de la publication de L’économie au service de la société, mélanges en l’honneur de Jean Gadrey. Il y formulait cette philosophie économique qui l’a toujours guidé : « Etudier l’économie est nécessaire, mais cela ne doit pas conduire à l’autonomiser au risque d’oublier que c’est elle qui doit être mise au service de l’humanité́, et non l’inverse. Et tout l’enjeu pour l’humanité́ est bien de ne pas se soumettre à l’ordre du monde, de mettre au cœur du débat démocratique les questions essentielles : que produit- on ? Comment produit-on ? Quelles doivent être les finalités de l’activité́ économique et sont-elles compatibles avec les limites de notre planète ? »
Au plus fort de la crise financière de 2008, l’Association française d’économie politique (Afep) s’inquiétait des conditions institutionnelles qui conduisaient au tarissement spectaculaire du pluralisme de la pensée économique dans l’enseignement supérieur et dans la recherche en France, et, partant, des conséquences néfastes de ce tarissement pour le débat démocratique. Pour sortir structurellement de cette dynamique mortifère, l’Afep demandait la création d’une nouvelle section (« Economie et société ») au sein du Comité national des universités. Philippe Frémeaux avait, à cette occasion, rédigé un rapport sur le manque de pluralisme dans l’enseignement intitulé « Sortir de la crise de l’enseignement supérieur d’économie ». Il y rappelait notamment que l’enseignement supérieur des sciences économiques à l’université est en crise, mettant en avant « l’insuffisante référence aux faits, à l’histoire, l’absence de pluralisme » et plaidant pour un « plus grand pluralisme du corps enseignant ». Ce soutien aux diagnostics portés par l’Afep avait été symboliquement d’autant plus précieux qu’on constatait dans le même temps, sans surprise, une alliance tous azimuts des dominants contre ce projet.
En 2016, Philippe Frémeaux avait créé un événement annuel de grande ampleur, Les Journées de l’économie autrement (JEA) de Dijon : émaillées de débats d’experts confrontés aux acteurs de l’économie sociale, aux politiques et aux citoyens, ces journées étaient vraiment revigorantes – et devront le rester. Passeur et pédagogue hors pair, Philippe Frémeaux souhaitait que s’y nouent des partenariats avec les étudiants en économie, ce dont plusieurs masters profitaient (en particulier le master APIESS de Lille et le master DDESS de Poitiers). Infatigable, il se déplaçait dans les universités pour présenter le programme de ces journées et pour préciser les attentes en retour de la part des étudiants. Son exigence, son humour teinté de causticité, mais aussi son humilité provoquaient chez les étudiants un réel enthousiasme, les JEA pouvant alors se targuer de promouvoir un véritable dialogue intergénérationnel.
Cher Philippe, à force de nous retrouver dans des combats communs ces dernières années, tu étais devenu un ami. Sans être d’accord sur tout, nous partagions l’essentiel, cet engagement pour le pluralisme dont nous nous disions si souvent qu’il était la condition nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie.