Lettre ouverte à Jean Tirole

Cher Monsieur,

La diversité intellectuelle n’est pas source d’obscurantisme et de relativisme mais d’innovations et de découvertes !

La dépêche AFP du jeudi 23 janvier fait état d’un courrier que vous avez adressé au ministère de l’Éducation nationale. Cette lettre, a-t-on dit, aurait joué un rôle dans le recul du ministère concernant son intention de créer une nouvelle section en économie.

Il nous semble utile d’y répondre car vos propos illustrent les motivations qui nous poussent à souhaiter quitter la section de « sciences économiques » pour une nouvelle section « Économie et société », ouverte et interdisciplinaire. A ce propos, vous évoquez une possible « catastrophe pour la visibilité et l’avenir de la recherche en sciences économiques dans notre pays ». Vous écrivez que ce projet « promeut le relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme ».

Vous écrivez que « les critiques […] sur le manque d’interdisciplinarité, de scientificité et d’utilité sociale de l’économie moderne sont infondées » et vous ajoutez que compte tenu de vos travaux faisant appel à la psychologie, vous mériteriez de « faire partie de cette nouvelle section ». Vous semblez ne pas souhaiter multiplier les critères d’évaluation des jeunes économistes et jugez « indispensable que la qualité de la recherche soit évaluée sur la base de publications » dans les grandes revues scientifiques, notamment américaines.

Bref, vous pensez qu’il n’y a qu’une manière de faire de la science économique. Dans cette vision moniste de la science, la diversité des points de vue favoriserait le relativisme et menacerait l’excellence.

Non, Monsieur Tirole, la diversité intellectuelle n’est pas source d’obscurantisme ou de relativisme, elle est source d’innovations et de découvertes. La science progresse d’abord par ses marges, par des minorités audacieuses dont les mérites ne seront souvent reconnus que bien plus tard : Gauss craignait tellement de présenter les prémisses de sa géométrie non euclidienne qu’il attendit des décennies pour les rendre publiques. Riemann et Helmholtz furent insultés par Dühring, lauréat de prestigieuses récompenses décernées par des majorités influentes, vingt ans après les écrits fondamentaux de Riemann sur la géométrie différentielle. La géométrie des systèmes non linéaires de Poincaré fut largement ignorée pendant une soixantaine d’années jusqu’à ce que les théories du chaos déterministe la fassent revenir sur le devant de la scène[1]. Il y a là un enjeu non seulement scientifique mais aussi démocratique fondamental : car la démocratie, y compris à l’intérieur de l’université, repose sur le gouvernement par la majorité mais aussi sur des institutions pluralistes garantissant que les voix minoritaires puissent s’exprimer, explorer de nouvelles voies, alimenter les débats et convaincre.

Au sein de l’actuelle section de « sciences économiques », ces institutions pluralistes ne sont plus. Certes, vous nous expliquerez que l’économie mainstream telle qu’elle prospère aujourd’hui n’est pas monolithique : et vous aurez ici raison, elle est assurément constituée de plusieurs espèces dont l’apparence, l’habitat et le pedigree varient. Mais c’est un peu comme si la biodiversité au sein des mammifères se réduisait à l’imposante famille des félins, provoquant l’extinction des autres espèces de mammifères économiques au motif que leurs voix et que leurs crocs sont moins puissants. Cette biodiversité-là est bien trop pauvre pour la vitalité de l’écosystème.

Nous, scientifiques, avons tous vigoureusement besoin d’être évalués mais la nature même des évaluations ne doit pas produire une uniformisation endogamique de la science. Car les productions les plus innovantes heurtent les routines en vigueur et ont souvent du mal à trouver leur place dans les revues les plus établies. En normalisant l’évaluation, en forçant à une identité d’objectifs, de métriques et donc de contenus, nous tuons les variations et les innovations qui dessinent les sentiers évolutifs de la production de connaissances scientifiques. Nous bridons artificiellement les nécessaires hybridations avec les autres disciplines qui procèdent selon d’autres modèles.

Nous, membres de l’AFEP, publions dans des revues internationales (y compris au sens étroit de revues Etats-uniennes). Mais celles-ci, parce qu’elles publient d’autres manières de pratiquer la science économique, sont reléguées aux marges des « rankings » en vigueur en économie. Il n’en fut pas toujours ainsi. Il fut un temps où l’American Economic Review ou le Quaterly Journal of Economics accueillaient des auteurs appartenant à des courants diversifiés. Ce temps est révolu. Des études bibliométriques sur le fonctionnement de la discipline économique mettent au jour le fonctionnement des grandes revues économiques et attestent que les débats se sont éteints en leur sein[2]. A la différence insigne des revues internationales équivalentes des autres sciences sociales, ces revues publient une proportion considérable d’auteurs originaires de l’université de rattachement de ces revues et se caractérisent par la faiblesse des citations de travaux d’autres sciences sociales. Sous couvert d’excellence, nous sommes en présence de réseaux étriqués et fermés d’autocitations. L’économie mainstream est à ce point centrée sur elle-même qu’elle ne cite pas les autres courants. En revanche, les courants pluriels de l’économie politique citent les travaux issus des autres sciences sociales et d’approches théoriques différentes des leurs, y compris la vôtre, Monsieur Tirole. Comme les revues sont classées par le nombre de citations et comme les minorités sont moins nombreuses que les groupements dominants, les revues sectaires se retrouvent mécaniquement davantage citées que les revues pluralistes. Ne confondons pas sectarisme et qualité.

Convaincus de leur supériorité, les économistes dominants rivalisent d’arrogance. Bien souvent, ce qu’ils qualifient d’interdisciplinarité n’est qu’impérialisme à l’égard des autres disciplines : ils répliquent à l’envi des formules éculées dans les domaines étudiés par les autres sciences sociales, plaquant ainsi leur modèle habituel sur n’importe quel objet et s’intéressant peu à ce que les autres disciplines ont à dire. Cette extension d’un fonds de commerce intellectuel permet certes des publications standardisées à l’échelle industrielle mais correspond-elle à un échange authentique et innovant ? Nous souhaitons quant à nous pratiquer une interdisciplinarité généreuse, fondée sur la réciprocité et la (re)connaissance mutuelle. Cette interdisciplinarité est exigeante, elle demande de longs efforts d’appropriation de la pensée et des méthodes de l’autre mais elle est riche d’innovations.

Évitons une normalisation de la pensée en économie par l’imposition de critères étroits, d’une échelle uniforme, empêchant toute variation à l’égard de la norme. Car, sans diversité, la démocratie comme la science s’étiolent. Où sont donc les analyses anticipant les mécanismes de la crise financière de 2007-2008 dans les années précédant la crise ? Elles ne sont pas dans les revues d’ « excellence » mais dans des livres et des revues minoritaires voire dans des blogs. Elles ont été écrites par des économistes minoritaires ou des chercheurs d’autres disciplines ! Où sont les Lumières, où se situe l’obscurantisme ?

La discipline économique est aujourd’hui verrouillée dans une trajectoire sous-optimale. Il faut lui ouvrir de nouvelles perspectives et offrir à nos collègues comme à nos étudiants le menu varié qu’ils appellent instamment de leurs vœux[3]. La nouvelle section ouvrira un espace de liberté expérimental, modeste mais exigeant. Elle n’enlèvera rien aux courants dominants, sinon leur monopole sur la discipline. Il est temps d’insuffler un vent nouveau au royaume des économistes : alors expérimentons et innovons !

 


 

[1] Longo G. (2014), “Science, Problem Solving and Bibliometrics”, Invited Lecture, Academia Europaea Conference on “Use and Abuse of Bibliometrics”, Stockholm, May 2013. Proceedings, Wim Blockmans et al. (eds), Portland Press, 2014.

[2] Cf. notamment, Fourcade M., Ollier E., Algan Y. (2014), “The Superiority of Economists”, MaxPo Discussion Paper 14/3, Max Planck Sciences Po Center on Coping with Instability in Market Societies, Nov. 2014, http://www.maxpo.eu/pub/maxpo_dp/maxpodp14-3.pdf; Francis J. (2014), “The Rise and Fall of Debate in Economics. New data illustrate the extent to which economists have stopped discussing each other’s work”, Joe Francis’ Blog, Aug. 29, http://www.joefrancis.info/economics-debate/ , et Lee F. S. (2007), “The Research Assessment Exercise, the state and the dominance of mainstream economics in British universities”, Cambridge Journal of Economics, 31, 309–325.

[3] ISIPE (2014), “Pour une économie pluraliste : l’appel mondial des étudiants”, Le Monde, 5 mai 2014, en ligne : http://www.lemonde.fr/economie/article/2014/05/05/pour-une-economie-pluraliste-l-appel-mondial-desetudiants_4411530_3234.html

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