Hommage à Michel Aglietta

Michel Aglietta nous a quitté le jeudi 24 avril à l’âge de 87 ans.

Michel Aglietta nous a quitté le jeudi 24 avril à l’âge de 87 ans. Il n’a jamais arrêté de travailler. Son dernier livre, en collaboration avec Etienne Espagne, Pour une écologie politique. Au-delà du Capitalocène, date de l’an dernier ! Lorsqu’on examine son œuvre dans son ensemble, on ne peut qu’être frappé par son ampleur. Son premier livre, Crise et régulation du capitalisme, a posé les bases d’une démarche qui restera la sienne pour toujours, même si les objets étudiés varieront grandement. Son principe de base peut s’énoncer de la manière suivante : le fait économique ne trouve sa pleine élucidation qu’en tant qu’il est mis en relation avec la totalité sociale qui l’a produit. Michel Aglietta n’a cessé de mettre en garde contre ce qu’il appelle « l’économie pure » qui a contrario cherche à penser l’économie comme une sphère séparée et autonome. Comme il l’a écrit à plusieurs reprises, le concept d’économie de marché constitue à ses yeux une impasse car ce concept est incapable d’appréhender ce que sont les sociétés capitalistes : « Le capitalisme est un système de relations de pouvoir, dont la régulation exige des institutions sociales non soumises au marché ». C’est ainsi qu’est née l’approche régulationniste à laquelle il est resté constamment fidèle. On comprend aisément en conséquence que Michel Aglietta ait été profondément en faveur de la création d’une nouvelle section, « Économie et société », défendue par l’AFEP.

 

Encore fallait-il pouvoir disposer d’un cadre théorique qui permit d’analyser d’une manière rigoureuse les touts capitalistes, intégrant économie, politique et social. Car Michel Aglietta a toujours eu le souci d’articuler étroitement observation historique et rigueur théorique. Chez lui, ces deux dimensions vont toujours de pair. Il n’en néglige aucune. C’est un trait caractéristique de son œuvre que les innovations proprement conceptuelles y jouent un grand rôle. Chaque observation nouvelle est examinée à la lumière de la dynamique capitaliste d’ensemble, dans son mouvement historique. Mais sa puissance conceptuelle ne fonctionne qu’en tant qu’elle prend appui sur une analyse empirique approfondie.

Ce faisant, Michel Aglietta s’est fréquemment trouvé en porte à faux par rapport à l’approche mainstream. Dans les années 90, son travail a pu être considéré comme trop empirique, en particulier du fait d’un usage parcimonieux des modèles, certes présents mais seulement comme des outils auxiliaires au service d’une compréhension plus vaste. Car, chez lui, l’intelligibilité est toujours d’une nature historique et non formelle. Aujourd’hui, avec le tournant expérimental, c’est tout le contraire. Ses analyses sont perçues comme trop théoriques pour une époque qui croit qu’on peut accéder à la compréhension des faits par la seule voie des expérimentations ! La pauvreté de ses résultats démontre dans quelle impasse le tournant expérimental a fourvoyé les économistes. Il n’est pas de compréhension véritable sans hypothèses théoriques.

Ce cadre théorique, Michel Aglietta l’a trouvé chez Marx qui définit le mode de production capitaliste à partir de deux rapports de production, le rapport marchand et le rapport salarial, et de l’État. Michel Aglietta s’en explique clairement dans l’Avant-propos à la deuxième édition de Régulation et crise du capitalisme chez Odile Jacob en 1997 : « ce sont les rapports sociaux qui sont les sujets de l’histoire ». Et pas n’importe quel rapport social, « des séparations qui contiennent dans leur définition même, comme des attributs irréductibles, la rivalité, l’antagonisme, la violence ». Ceci est bien connu pour ce qui est du rapport salarial tel que l’appréhende la théorie de Marx, mais ceci est vrai également du rapport marchand qui divise le corps social en une multiplicité de centres de production indépendants en lutte pour la valeur. Etudier une société capitaliste, c’est en conséquence comprendre comment ces antagonismes trouvent à se stabiliser provisoirement au travers de l’engendrement de formes institutionnelles. En ce sens le lien social capitaliste est un principe de transformation. « La violence inhérente aux séparations ne peut exister que comme processus, écrit-il. »

Michel Aglietta a été toute sa vie un économiste hétérodoxe comme en témoigne suffisamment l’ostracisme dont il a été la victime de la part de la communauté universitaire. Hétérodoxe, non pas dans un sens qui serait purement négatif, à savoir comme ce qui s’oppose à l’orthodoxie, mais au sens de l’affirmation d’une certaine pensée sui generis de l’économie. Ce point doit être souligné : que ce soit au travers de la Théorie de la régulation ou de l’Institutionnalisme Monétaire, Michel Aglietta est à l’origine d’une riche construction théorique qui désormais continuera à exister hors de lui et, on l’espère, à prospérer. En ceci son héritage est manifeste.

André Orléan | 4 mai 2025

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