Allocution d’André Orléan président de l’AFEP

“Nous nous sommes réunis parce que, tous, nous partageons une même conception de ce que doit être le travail de l’économiste : une conception qui met au premier plan le pluralisme et l’ouverture intellectuelle, autrement dit la nécessité du débat contradictoire.”

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Journée de lancement de l’AFEP
17 décembre 2009

Merci d’être venus si nombreux pour cette réunion de lancement de notre nouvelle Association Française d’Économie Politique (AFEP). Pourquoi cette association ? Nous nous sommes réunis parce que, tous, nous partageons une même conception de ce que doit être le travail de l’économiste : une conception qui met au premier plan le pluralisme et l’ouverture intellectuelle, autrement dit la nécessité du débat contradictoire. Au cours des dernières années, nous avons tous vécu ce sentiment angoissant d’une fermeture progressive de la réflexion économique autour de propositions et de méthodes devenues dogmes ; ce que certains étudiants n’avaient pas hésité à qualifier d’autisme.

Nous pensons que l’hégémonie absolue acquise aujourd’hui, dans nos institutions de recherche et d’enseignement, par le paradigme néo-classique, est un obstacle à la réflexion collective et, même plus, qu’elle est l’obstacle premier qu’il s’agit en priorité de combattre. Elle conduit à un dangereux appauvrissement du discours économique. La crise contemporaine nous en offre l’illustration la plus exemplaire, la moins dénuée d’ambiguïté. L’aveuglement des économistes qu’elle a porté au grand jour, leur incapacité, non pas seulement à prévoir la crise, mais même à simplement la considérer comme plausible, est, à nos yeux, la conséquence directe de cette situation hégémonique. Elle en manifeste pleinement la dangerosité extrême. Un échec d’une telle ampleur montre à l’envi que notre communauté ne se porte pas bien. Il est d’autant plus perturbant que l’économie passait jusqu’à la crise pour être la seule discipline au sein des sciences sociales à pouvoir prétendre au statut de science véritable. À l’évidence, nous ne ferons pas l’économie d’une réflexion sur le statut de notre discipline. J’en dirai juste quelques mots pour lancer le débat.

Le modèle de la science expérimentale, si souvent mis en avant par les économistes pour penser leur discipline, ne convient pas. Il est grandement insuffisant. Il ne rend compte que d’une partie seulement du travail des économistes et peut-être pas de la partie la plus stratégique {du point de vue de la société}. En effet, l’économie n’est pas évaluée principalement au travers de son aptitude à rendre intelligible la réalité telle qu’elle est, à la manière des sciences de la nature, mais dans sa prétention à dire ce qui doit être et à fournir les outils de sa construction. Ce sont ses capacités performatives qui sont les plus sensibles socialement. La financiarisation de l’économie mondiale aura été de ce point de vue une expérience exemplaire en ce qu’elle s’est fortement appuyée sur la théorie de l’efficience des marchés financiers, à la fois pour ce qui est de sa légitimation comme de ses techniques. Il s’ensuit une situation très particulière pour l’économie parce qu’elle se trouve constamment au plus près des intérêts mondains, qu’ils soient sociaux, politiques ou économiques, et qu’en conséquence, elle se trouve soumise constamment à une pression forte de la part de ces intérêts. Il n’y a pas lieu de les rejeter {a priori}. Mais il convient d’établir des règles particulières pour éviter une pure instrumentalisation. C’est sous cet angle également qu’il faut comprendre l’exigence du pluralisme. Celle-ci va au-delà de l’idéal de tolérance propre à toutes les activités intellectuelles, qu’il s’agisse des sciences de la nature, des sciences sociales ou d’autres. Le pluralisme est une manière pour la communauté des économistes de réfléchir à son rôle social. Elle est un mécanisme pour rendre visibles les intérêts qui cherchent à l’instrumentaliser.

Ce pluralisme, l’Afep se propose de le décliner selon trois axes : pluralisme des approches conceptuelles, pluralisme des points de vue, pluralisme des disciplines. Pluralisme des approches conceptuelles au sens où doit être acceptée l’idée que le débat sur ce que sont les concepts de base de l’économie n’est pas clos. À côté du courant néo-classique, existent d’autres traditions de pensée également fécondes, également légitimes, en vrac : l’institutionnalisme, le keynésianisme, le marxisme, l’évolutionnisme, etc. Cette diversité doit être considérée comme une richesse. Elle est constitutive de l’économie. {A contrario}, il ne s’agit nullement de rejeter dogmatiquement les approches néo-classiques. Insistons fortement sur ce point. Rien ne serait plus absurde et contraire à l’esprit de l’Afep. Il ne s’agit pas de remplacer une hégémonie par une autre. Pluralisme des points de vue, par quoi nous voulons signifier que l’économie ne se résume pas à la théorie économique au sens étroit. Il est d’autres manières de faire avancer les connaissances : l’histoire de la pensée économique, l’historie des faits économiques, la réflexion sur la méthodologie, la philosophie économique, la sociologie économique doivent être considérés comme des points de vue légitimes et importants. La réflexion conceptuelle et théorique progresse toujours en étroite interaction avec les questionnements que ces champs organisent. Pluralisme, enfin, des disciplines par quoi nous voulons signifier que l’économie appartient aux sciences sociales et doit renforcer ses liens avec celles-ci. La situation actuelle qui tend vers une hégémonie extrême de l’économie à leur égard plutôt qu’une collaboration équilibrée est malsaine. La fermeture de l’économie que nous déplorons trouve dans cette hégémonie une de ses racines les plus significatives. Les sciences sociales forment une entité structurée qui doit grandir de manière équilibrée dans ses diverses composantes. Notons qu’à l’heure actuelle, une grande partie des sciences sociales se désintéressent totalement de l’économie qu’elles considèrent comme un discours à part, sur lequel elles n’auraient rien à dire, à la manière de la « topologie algébrique ». Il faut faire en sorte que cela change.

L’Afep a pour vocation de peser sur les évolutions institutionnelles que connaît l’économie, à la fois dans l’enseignement et dans la recherche, pour les infléchir dans le sens du pluralisme. C’est là son but. Pour ce faire, elle est ouverte à toutes les bonnes volontés qui partagent ses objectifs. Cependant, pour y réussir et s’imposer comme un interlocuteur légitime, l’Afep doit impérativement devenir un acteur crédible, c’est-à-dire un acteur représentatif de larges courants de pensée à l’intérieur de la communauté des économistes. L’Afep doit les fédérer. Votre nombre, ce soir, nous montre que cet objectif n’était pas totalement utopique et nous vous en remercions.

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