L’étude sur les recrutements de Professeurs dirigée par Florence Jany-Catrice apporte au combat de l’AFEP un argument de poids pour convaincre nos
interlocuteurs puisqu’elle nous permet désormais de mesurer ce qu’il en est précisément de l’affaiblissement du pluralisme dans l’enseignement supérieur.
Ces chiffres – qui n’ont été jusqu’à présent contestés par personne – sont dramatiques : alors qu’entre 2000 et 2004, l’hétérodoxie était encore représentée à hauteur de 18% des nouveaux recrutements, sur la période la plus récente 2005-2011, ce pourcentage s’effondre pour tomber à 5%, à savoir 6 hétérodoxes sur 120 postes de professeurs ! Très clairement, de tels chiffres signifient la mort programmée du pluralisme en économie. Ce n’est certes pas une surprise pour l’AFEP. Nous étions un certain nombre, ces dernières années, à diagnostiquer ce « durcissement » du mainstream. L’AFEP est née en réaction à cette situation dès lors qu’il est apparu que certaines idées n’avaient plus leur place en 05. N’oublions pas cette origine. Il eut été grandement préférable de pouvoir rester au sein d’une même section mais une telle possibilité supposait qu’une place soit faite aux pensées minoritaires et déviantes. Les chiffres nous montrent ce qu’il en a été.
Pourtant, de nombreux collègues de bonne foi protestent. Ils font valoir que l’économie d’aujourd’hui est profondément pluraliste et pensent que l’AFEP leur fait un mauvais procès. Cette analyse n’est pas fausse au sens où l’économie expérimentale, par exemple, ou encore les approches comportementalistes tracent des voies nouvelles en marge de la théorie néoclassique la plus pure. Nous nous en félicitons. Cependant, il est non moins vrai que ce pluralisme ne prend pas en compte de grandes traditions intellectuelles qui se trouvent fortement dévaluées et sont rejetées : marxisme, post-keynésianisme, institutionnalisme, pour ne citer que les plus marquantes. Il n’en fut pas toujours
ainsi. J’ai relu récemment la thèse de François Morin, « La structure financière du capitalisme français » soutenue en 1974. François Morin fait assurément partie de nos meilleurs économistes et sa très brillante carrière atteste d’une grande diversité dans ses expertises. Sa thèse défriche un champ qui n’était guère étudié avant elle. Or, si l’on se penche sur ses sources bibliographiques, on trouve à côté d’économistes tels qu’Alfred Berle, Edmond Malinvaud ou François Perroux, nombre de chercheurs se revendiquant du marxisme, à savoir Paul Boccara, Suzanne de Brunhoff, Henri Claude, Jean-Pierre Delilez, Rudolf Hilferding et Nikos Poulantzas. Je ne suis pas sûr qu’une telle thèse trouverait aujourd’hui son jury. Il existe ainsi une ligne invisible qui distingue le « bon » pluralisme, celui qui est acceptable par le mainstream, du « mauvais » pluralisme qui ne l’est pas.
À mes yeux, rien n’illustre mieux le durcissement du mainstream que le classement des revues et son utilisation comme outil d’évaluation des chercheurs. Une telle utilisation défie toute logique et tout bon sens. Car, répétons-le une nouvelle fois, il existe des articles mauvais dans des « bonnes revues » et des bons articles dans des « mauvaises revues ». Je ne vois comment on peut contester une telle évidence. Le classement des revues ne se comprend qu’en tant qu’opération de normalisation et de prise de pouvoir. C’est pourquoi nous nous y refusons partout et toujours. La Nouvelle Section que j’appelle de mes voeux ne proposera pas un tel classement. Toutes les revues à comité de lecture seront traitées sur un même pied d’égalité. Mais, plus largement, c’est dans tous les domaines que la Nouvelle Section se doit de promouvoir de nouvelles pratiques. La tâche ne sera pas simple mais elle a de quoi motiver fortement notre communauté. Il nous faudra également convaincre les autres sciences sociales que cette Nouvelle Section a besoin de leur appui pour exister. En effet, nous croyons de longue date que l’économie a impérativement besoin des autres disciplines pour être une bonne économie. C’est pourquoi la section « Economie et société » sera ouverte à toutes les approches qui le souhaitent et qui ont pour objet l’économie, qu’il s’agisse d’anthropologie, de droit, de gestion, d’histoire ou de sociologie. On peut espérer ce faisant donner naissance à une vaste communauté de pensée qui permettra de renouveler en profondeur nos analyses et notre cadre conceptuel.
André Orléan, avril 2014.