Nouvelle section en économie : éléments de contexte et de cadrage

Le contexte général

Longtemps la France a été un pays où des approches économiques diverses pouvaient coexister. C’est ainsi que, dans les années 70, on a vu un courant d’inspiration à la fois keynésienne et marxiste, La Théorie de la régulation, jouer un grand rôle. De même, au début des années 90, l’économie des conventions, mêlant économistes et sociologues, a marqué les esprits. Cette situation de pluralisme, où la science économique apparaissait comme un lieu de confrontations et de débats, a commencé à se détériorer au milieu des années 90.

On a assisté alors à une domination grandissante du mainstream qui a fini par marginaliser les économistes non orthodoxes, qu’ils soient post-keynésiens, institutionnalistes, marxistes, etc… Aujourd’hui la situation est devenue critique : le maintien d’un minimum de pluralisme intellectuel dans l’enseignement supérieur et la recherche en économie, est en question. Les statistiques montrent que, sur la période 2005-2011, sur 120 recrutements de professeurs, on ne compte que 6 économistes appartenant à des courants minoritaires.

187 kBNote statistique – Évolution des recrutements des professeurs de sciences économiques depuis 2000

Evidemment, avec de tels chiffres, compte-tenu des départs en retraite de la génération précédente (qui, elle, était fort diverse), les étudiants voulant travailler à côté ou au-delà des idées reçues, ne trouveront plus de directeurs de thèse, et les formations de master correspondant à une telle orientation ne trouveront plus le corps enseignant minimal pour les faire vivre. Il ne s’agit donc pas uniquement de protéger une espèce en voie de disparition, il s’agit aussi de préserver l’avenir de la discipline économique, car une science qui bride à ce point sa capacité d’auto-critique, c’est en définitive sa propre capacité de renouvellement qu’elle met en péril. Et qui peut croire que l’économie, 7 ans après le début d’une crise qu’elle n’a ni prévue ni comprise, n’ait pas un besoin urgent de se renouveler ?
Cette situation a conduit à une prise de conscience collective qui s’est traduite par la création de l’AFEP (Association Française d’Économie Politique) en 2009 sur le mot d’ordre de « défense du pluralisme en économie ». Cette association rassemble aujourd’hui plus de 600 docteurs en économie. Elle a proposé, pour débloquer la situation, que soit créée à titre expérimental, pour une durée de quatre ans, une nouvelle « section » qui s’intitulerait « Économie et société » et viserait à promouvoir une économie ancrée dans les sciences sociales.

Le cadre institutionnel

Pour comprendre cette revendication, il faut savoir que, conformément à sa tradition jacobine, la France conditionne l’entrée et les promotions dans la carrière universitaire à l’assentiment d’une commission centralisée, le CNU ou Comité National des Universités. Le CNU est élu tous les quatre ans parmi tous les enseignants-chercheurs et divisé en 57 sections qui correspondent soit à des disciplines (sciences économiques, pour la section 05), soit à des sous-disciplines comme droit public (section 02) ou droit privé (section 01). Le CNU a donc la charge de déterminer chaque année, pour toute la France, ceux qui sont qualifiés pour devenir maître de conférences et ceux qui sont qualifiés pour devenir professeurs. On comprend aisément son importance stratégique dans la mesure où cette institution est maitresse des critères définissant ceux qui peuvent prétendre à l’enseignement supérieur.
La politique du CNU au cours des dernières années a consisté à se montrer relativement ouvert pour la qualification « maîtres de conférences » mais excessivement « orthodoxe » pour la qualification « professeurs ».
Une dernière précision est nécessaire pour bien comprendre les données statistiques rappelées plus haut (document n° 1) : jusqu’à cette année, la voie principale de recrutement des professeurs passait par un concours dit d’agrégation de sciences économiques, sur le modèle du droit et de la médecine. C’est donc fondamentalement la composition du jury (nommé par le ministre) jointe à ses critères de sélection, qui peut expliquer la fermeture des recrutements. Cette procédure est désormais écartée par le ministère, et c’est maintenant la totalité des candidats professeurs qui sont concernés par le dispositif de qualification du CNU. D’où son importance extrême. En créant une nouvelle section « Économie et société », il s’agit d’ouvrir la carrière universitaire jusqu’au rang de professeur aux économistes qui ont un bon dossier mais qui sont aujourd’hui rejetés parce qu’ils ne publient pas dans les revues considérées comme importantes par l’actuelle section.

Le contexte immédiat

Au début du mois de décembre, le ministère de l’éducation nationale s’est déclaré en faveur de cette réforme. Le 11 décembre lors d’une rencontre avec l’AFEP, la date du 13 janvier a été retenue par le ministère pour que l’annonce publique en soit faite par la ministre ou son représentant lors du congrès de l’AFEP. L’intitulé était même arrêté : « Institutions, économie, société, territoires »
Parmi les raisons qui nous semblent avoir motivé ce succès, il faut mettre au premier rang le soutien manifesté par une partie du corps des enseignants-chercheurs d’économie pour cette nouvelle section puisqu’avant même son existence, 300 d’entre eux (sur les 1800 enseignants-chercheurs français) ont signé une déclaration solennelle dans laquelle ils disent leur souhait de la rejoindre dès lors qu’elle serait créée.
Une autre raison de ce succès est son caractère équilibré : elle respecte l’indépendance des économistes mainstream, puisque l’actuelle section 05 reste entièrement libre de s’organiser selon les critères qui lui semblent les plus pertinents. Pour le dire de manière concise, cette réforme ajoute un nouvel espace intellectuel, et ne supprime aucun de ceux qui existent.
Enfin, la création de ce nouveau domaine est proposée à titre expérimental : au bout de quatre années, au vu des résultats, la décision serait prise, soit d’en pérenniser l’expérience, soit d’y mettre fin. Il y avait là un ensemble de garde-fous qui ne pouvaient que rassurer les pouvoirs publics.
Pourtant le 13 janvier, le représentant de la ministre de l’éducation nationale a informé l’AG de l’AFEP, qu’il n’était finalement pas décidé de créer cette nouvelle section. Que s’est-il passé entre-temps ? L’information sur la prochaine création de cette nouvelle section a suscité des réactions corporatistes assez fortes et même violentes pour faire reculer le ministère – sans remettre en cause, si peu que ce soit, le diagnostic fondamental : le pluralisme est en péril. De fait la nature et surtout le style des contre-arguments avancés en confirmeraient plutôt la justesse – si c’était nécessaire.

 

Rédigé par Olivier Favereau et André Orléan.

 

Pour une chronique synthétique des évènements :
43 kBTribune d’André Orléan dans Le Monde

Pour un exemple des contre-arguments avancés :
Lettre de Jean Tirole (sur Marianne.net)

Pour une réfutation de ces contre-arguments :
Lettre ouverte à Jean Tirole

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