L’original de cet article de Marie-Estelle Pech peut -être trouvé sur le site du Figaro.
La décision de Najat Vallaud-Belkacem de créer une deuxième section d’économie intitulée « Institutions, économie, territoire et société » hérisse les doyens de facultés. Certains y voient un coup de pouce aux chercheurs proches de la gauche.
Les économistes français brillent de mille feux dans le monde avec un Jean Tirole Prix Nobel et un Thomas Piketty succès d’édition aux États-Unis. Pourtant, en France, les universitaires spécialistes se déchirent plus que jamais entre courants de pensée. Certains sont même à couteaux tirés avec la ministre de l’Éducation nationale alors que les étudiants délaissent cette discipline depuis quelques années.
Pour accomplir une promesse de son prédécesseur, Benoît Hamon, Najat Vallaud-Belkacem vient de décider de créer une deuxième section d’économie au sein du Conseil national universitaire (CNU) – l’instance toute-puissante qui décide des carrières des professeurs – intitulée «Institutions, économie, territoire et société».
Offusqué, Alain Ayong Le Kama, président de la 5e section du CNU, celle des sciences économiques, a convoqué une réunion extraordinaire ce lundi 5 janvier pour demander à ses membres «de se prononcer sur une démission collective». En jeu selon lui, la survie de cette discipline, en voie de balkanisation dans les universités françaises. La quasi-totalité des 20 doyens de facultés d’économie s’opposent aussi à ce projet. Ils affirment ne pas avoir été consultés: «On ne comprend pas. C’est ubuesque», disent-ils rappelant qu’ils soutiennent la diversité des approches économiques. «Nous appelons à œuvrer dans ce sens, et non pas à morceler la discipline au CNU.»
Pour eux, cette nouvelle section «fourre-tout» va essentiellement servir à caser les «ratés» ou «frustrés» du système universitaire. Ceux qui n’ont pas réussi à devenir professeurs, ceux qui n’ont pas réussi l’agrégation, ceux qui n’arrivent pas à se faire publier dans des revues de renom. L’évaluation de ces nouveaux venus pourrait ainsi ne pas se baser, comme partout ailleurs, sur leurs publications dans les revues internationales: «Un article au sein de la revue française d’économie rurale vaudra autant que celle de l’American Economy Review! Cela va avantager ceux qui font plein de petits essais dans des petites revues. Résultat: le copinage va se développer. Ce n’est pas brillant, c’est très idéologique», commente Alain Ayong Le Kama. Il va par ailleurs s’agir de créer de nouveaux postes de professeurs, de créer une nouvelle filière alors «qu’on a déjà du mal à attirer des étudiants!», s’étonne-t-il. Et ce dans un contexte où le ministère affirme paradoxalement sa volonté de simplifier les formations…
Un président d’université n’y va pas par quatre chemins: «La ministre s’est fait rouler par les gauchistes.» Certains ne manquent pas, en effet, pour caricaturer, d’opposer les «économistes orthodoxes» aux «économistes hétérodoxes» en traduisant par une opposition droite-gauche au sein de la discipline. Les «économistes hétérodoxes» font un lobbying incessant depuis quelques années auprès du ministère par le biais de l’Association française d’économie politique. Eux affirment qu’ils ne veulent pas de cette nouvelle section pour des questions de carrière mais pour des raisons idéologiques: il y aurait à l’université française une pensée dominante orthodoxe «néoclassique» qu’ils appellent aussi la «pensée toulousaine» incarnée par l’École d’économie cofondée par Jean Tirole. De plus en plus théorique, formaliste et mathématique, ils la décrivent comme «trop abstraite» et ne tenant pas assez compte des chercheurs qui outre l’économie utilisent des disciplines comme la psychologie, la sociologie, l’histoire, la philosophie, etc. Ils revendiquent une approche critique post-keynésienne voire post-marxiste.
Et d’évoquer le cas de cette spécialiste de l’économie sociale qui a mal vécu ses refus de qualification par le CNU. Tout comme ce spécialiste de l’économie de la santé, membre d’un collectif qui conteste l’économie «néolibérale». Il n’est «pas possible pour eux de vivre sous domination d’une discipline qui s’est construite comme une science non sociale, alors qu’eux revendiquent le contraire». «C’est un problème qui dépasse largement l’université et concerne toute la société», indiquait il y a quelques mois Pierre-Cyrille Hautcoeur, économiste de l’EHESS. «La question demeure: à quoi servent les économistes dans notre société?», affirmait-il alors.
Pour Anne Lavigne, professeur de sciences économiques à l’université d’Orléans, «le spectacle offert est lamentable. C’est avant tout une question de gestion des carrières», insiste-t-elle, affirmant toutefois qu’il existe «autant de mauvais matheux que de mauvais institutionnalistes».
Ce débat n’a aucun sens selon le doyen d’économie de l’université de Strasbourg, Thierry Burger-Helmchen: si l’économie est devenue plus formaliste, c’est un progrès. Le formalisme permet de davantage contrôler son raisonnement. On a besoin des mathématiques pour modéliser une situation et ensuite la tester scientifiquement.
«À Strasbourg, nous apprécions l’interdisciplinarité. Nous avons des cours sur l’économie du bonheur ou de l’innovation. La vraie question, c’est la qualité des chercheurs. Tirole est très théorique, Piketty s’intéresse à une économie plus appliquée. Et ils réussissent tous les deux. La vraie question, c’est qui est bon, qui est mauvais.»
Marie-Estelle Pech