Que faut-il penser du nouveau CNU ?André Orléan, président de l’AFEP Congrès de l’AFEP – Mulhouse, 5 juillet 2016

Le brusque revirement de Madame Fioraso, en décembre 2014, concernant la création d’une nouvelle section du CNU, a porté un rude coup à tous ceux qui ont cru dans la volonté des pouvoirs publics nouvellement élus de favoriser le pluralisme en économie. À cette occasion, deux faits marquants sont apparus : d’une part, l’opposition radicale d’une grande partie des économistes orthodoxes à la mise en place d’une nouvelle section « Économie et société » et, d’autre part, le fait qu’au plus haut sommet de l’État, cette opposition trouvait de puissants relais et des sympathies actives comme l’a démontré le retrait du décret suite au courrier de Jean Tirole.

Depuis la nomination de Monsieur Mandon, en juin 2015, au secrétariat d’État chargé de l’enseignement supérieur et de la recherche, une nouvelle politique a été promue qui a pour axe l’idée (1) qu’il faut favoriser le pluralisme en économie mais (2) tout en restant dans le cadre de l’actuelle section 05. La création d’une nouvelle section n’est plus envisagée qu’en dernier recours, dès lors que l’actuelle section se montrerait sourde et aveugle aux revendications de pluralisme et ferait ainsi la preuve de son incapacité à se réformer de l’intérieur. Bien qu’ayant fait le choix de conserver l’ancienne section, Monsieur Mandon a fait connaître sa volonté de faire en sorte que le pluralisme y soit défendu.

Il est indéniable que cette nouvelle politique a eu des résultats positifs si l’on en juge par les qualifications et par les recrutements. En effet, il y a eu, durant l’année écoulée, en particulier du fait de la mise en sommeil de l’agrégation, plus de qualifications et de recrutements de professeurs hétérodoxes qu’au cours des cinq ou six années précédentes ! Soulignons en passant combien ce fait à lui seul démontre la pertinence du constat de l’AFEP quant à l’incroyable perte de pluralisme qu’avaient subie les institutions d’enseignement et de recherche françaises durant les quinze ou vingt dernières années. Faut-il pour autant en conclure que nous avons désormais trouvé un nouvel équilibre permettant au pluralisme de se développer sereinement ? Autrement dit, l’AFEP doit-elle abandonner sa proposition d’une nouvelle section et accepter ces nouvelles règles du jeu ?

Notre réponse est malheureusement négative. Disons le clairement : l’actuelle CNU ne constitue pas le cadre adéquat d’une coexistence pacifiée et régulée entre les divers courants de pensée qui constituent l’économie française. Il n’y a pas lieu de s’en réjouir et nous ne nous en réjouissons pas. Pour en comprendre les raisons, il faut nous tourner vers l’actuelle section 05 et examiner son fonctionnement. Certes, les délibérations au sein du CNU sont secrètes – et il convient assurément de respecter ce nécessaire secret – cependant, sans transgresser cette règle, il est possible d’observer la section 05 en tant que microcosme donnant à voir, à échelle réduite, ce qu’il en est des rapports entre les différents groupes qui constituent la communauté des enseignants-chercheurs en économie. Je m’en tiendrai, pour l’instant, au seul collège des professeurs. Une analyse d’un même type suivra à propos du collège des maîtres de conférences.

Un premier fait massif s’impose : au sein du collège A, les convictions défendues par l’AFEP sont minoritaires, influençant approximativement entre 20% et 25% du collège. En conséquence, jamais nos positions n’ont eu un impact significatif sur les choix de l’assemblée. Ou, pour le dire plus brutalement, si nous nous étions abstenus, les résultats auraient été très exactement identiques1. Cette situation n’est pas étonnante. Elle est l’expression directe de la progressive disparition du pluralisme en économie telle que nous l’avons diagnostiquée depuis plusieurs années. On peut même penser que le pourcentage de 20% surestime l’influence réelle des positions de l’AFEP auprès des rangs A. Cela tient au fait que, sur les huit nommés par le ministère, on compte quatre membres de l’AFEP. Pour autant, malgré ce fait minoritaire, nous avons choisi de participer au CNU en espérant pouvoir l’influencer. Nous avons même voté, en janvier 2016, pour Alain Ayong Le Kama. En conséquence, il s’est trouvé élu président de la section 05 à l’unanimité des votants. Ce n’était certes pas facile après sa menace de démission en janvier 2015 pour s’opposer à la nouvelle section et ses déclarations incendiaires à notre endroit au Figaro. Nous l’avons fait néanmoins sur la base d’une déclaration d’intention, lors de la présentation de sa candidature, qui reprenait nombre de nos revendications. Qu’attendions-nous de notre participation au CNU ? Nous pensions possible, grâce à la discussion collective, d’élaborer en commun un nouveau modus vivendi qui eût reconnu la nécessité de réviser les règles d’évaluation de façon à permettre une reconnaissance des programmes de recherches jugés hétérodoxes. En effet, il suffit d’observer ce qu’il en a été au cours des années passées pour constater que les règles actuelles conduisent mécaniquement à leur élimination. Or nous n’avons pas été entendus. Pour le dire simplement, la section 05 du CNU n’a jamais cherché à se réformer. Il s’est agi pour elle de continuer avec les règles anciennes, dont elle est très satisfaite, mais en introduisant au cas par cas, sur tel ou tel dossier, une plus grande ouverture d’esprit dans l’évaluation des recherches hétérodoxes. Autrement dit, les résultats positifs en termes de qualification ne sont pas la conséquence d’un compromis débattu démocratiquement par le CNU, sur lequel on aurait pu s’appuyer dans les années qui viennent2. Pour les économistes habitués à connaître le dilemme entre discrétion et règle, il s’est agi très clairement d’une politique discrétionnaire, et non pas de l’établissement d’une nouvelle règle, politique discrétionnaire dont on a tout lieu de craindre qu’elle soit liée à la conjoncture et dont rien n’assure qu’elle continuera à être suivie au cours des années qui viennent. Pour comprendre ce blocage, il faut considérer avec un peu plus de détail ce qu’est la section 05.

Domine au sein de cette section cette conception de la science économique qui trouve son paradigme dans les articles du Top Five. Il est frappant d’observer à quel point cette conception de l’excellence soude en profondeur nos collègues du mainstream – et même au-delà. Il me semble que c’est le concept d’affect commun qui serait le plus à même d’en restituer la puissance d’entraînement. C’est là assurément un résultat remarquable qui donne toute sa force à cette communauté. Cependant se pose la question de ceux qui ne partagent pas cette ferveur, ceux qui pensent que les bonnes hypothèses sont ailleurs. Faut-il rappeler que ni Michel Aglietta, ni Robert Boyer n’ont publié dans le Top Five – ou très peu. Sont-ils pour autant de mauvais économistes ? Ce que nos collègues se refusent à voir avec obstination est que certaines problématiques ne sauraient être publiées dans le Top Five, quelle qu’en soit par ailleurs la qualité, pour des raisons qui tiennent à leur cadre conceptuel. Pour contrer cet argument, la réponse habituelle de nos collègues orthodoxes, continuellement répétée dans les médias, consiste à faire valoir l’ouverture du mainstream en en prenant pour preuve le développement de l’économie comportementale ou de l’économie expérimentale. Très bien mais il me faut répéter ici à nouveau que ceci ne constitue en rien une réponse à nos préoccupations. Nous n’avons d’ailleurs jamais nié cette ouverture. Ce qui nous préoccupe est d’une autre nature : le fait qu’il existe des courants théoriques importants qui n’ont pas droit de cité dans le Top Five. C’est à cet argument qu’il s’agit de répondre ou alors qu’on me montre des articles marxistes, régulationnistes, post-keynésiens ou conventionnalistes dans le Top Five !

Une réponse possible serait de faire valoir que cette absence dans le Top Five a pour origine la qualité insuffisante de ces travaux hétérodoxes qui ne répondent pas aux standards de la science économique. Il me semble d’ailleurs que c’est là la position majoritaire au sein du mainstream. J’admets volontiers qu’on puisse penser ainsi comme je comprends que des collègues hétérodoxes n’apprécient pas les articles du Top Five et ne souhaitent pas y publier. Ce que je ne comprends pas c’est qu’on puisse simultanément considérer que ces économistes n’ont pas leur place dans la section 05 mais qu’en même temps, on leur refuse la liberté de s’auto-organiser. Que doit-on faire alors de ces centaines d’enseignants-chercheurs ? Comment les faire disparaître ? La position d’un Jean Tirole refusant la nouvelle section tout en trouvant les travaux hétérodoxes sans grand intérêt est très difficile à comprendre rationnellement. Ne serait-il pas plus rationnel de favoriser ce divorce à l’amiable qui est souhaité par les deux partis ? À moins que ceux qui défendent l’actuel statu quo le fassent avec l’idée qu’il conduira inéluctablement à la disparition des courants critiques ? Il suffirait alors d’attendre quelques années pour que le “problème” trouve sa solution de lui-même, par le jeu mécanique de la règle majoritaire. Je crois que telle est la politique de l’actuelle section 05. Il s’agit de continuer ce qui a si bien “réussi” par le passé. On comprend aisément qu’une telle politique ne peut obtenir notre consentement. Voilà pourquoi le seul espoir du pluralisme demeure plus que jamais la création d’une section « Économie et société ». Conserver l’actuelle structure est a contrario l’assurance pour les enseignants-chercheurs hétérodoxes d’avoir à affronter de grandes difficultés.

Pour conclure, mon constat est que la communauté des enseignants-chercheurs est une communauté profondément divisée. Désormais les conditions d’une intercompréhension ne sont plus réunies tant nous divergeons dans nos méthodes, dans nos outils, dans nos lectures. Ceux parmi les orthodoxes qui nous lisent – et je doute qu’ils soient très nombreux – ne nous comprennent pas plus que nous ne les comprenons. C’est à nouveau ce qu’a montré l’actuelle section 05 et c’est ce qui fait de la création d’une nouvelle section, la seule réponse rationnelle, soucieuse d’assurer à tous des conditions de travail apaisées. Nous ne pouvons pas faire que le groupe majoritaire trouve de l’intérêt à nos conceptions. Or faire dépendre notre existence de leur bienveillance n’a aucun sens ! La situation est difficile parce que, dans le cadre des institutions françaises, les trois cent cinquante enseignants-chercheurs d’économie qui ont signé en faveur de la nouvelle section, pour la rejoindre, ne peuvent faire autrement que de s’adresser aux pouvoirs publics qui contrôlent statutairement la définition des sections du CNU pour qu’une nouvelle section soit créée, alors même que le ministère n’a pas de compétence scientifique quant au fond des questions qui nous agitent. Mais ceci n’est pas de notre fait. Il tient à la nature de nos institutions. Dans le passé, le CNU a connu de telles évolutions, qui n’ont rien de révolutionnaire, par exemple lorsque les mathématiques appliquées se sont séparées des mathématiques. Nous ne demandons pas autre chose.

1 Cette analyse ne tient pas compte de l’influence que nous avons pu exercer du fait de notre seule présence. Sur ce point, il est difficile de savoir ce qu’il en est.

2 Et, faut-il le rappeler, encore moins de nos votes !

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