Libération [13 janvier 2015] : Nouvelle section d’économie : risques et opportunités

L’original de cet article de Bruno Amable peut être toruvé sur le site de Libération,

 

Des rumeurs contradictoires ont couru sur la création d’une nouvelle section d’économie au Conseil national des universités (CNU), qui suscite des controverses. L’existence de plusieurs sections du CNU pour une même discipline n’est pas, a priori, une aberration : il existe trois sections pour le droit ou la chimie par exemple.

Cette pluralité peut se justifier par l’éloignement thématique ou méthodologique : les spécialistes de l’économétrie non linéaire des taux de change ont peu de choses en commun avec ceux de l’analyse institutionnelle de la relation salariale.


Mais la véritable raison est autre. C’est la volonté de préserver la diversité des approches, menacée par un courant théorique de plus en plus dominant dans la discipline. Les deux sections se trouveraient alors en partie en concurrence, ce que refusent nombre d’économistes pourtant habituellement prompts à en prêcher les vertus.

Parmi les opposants à la création d’une nouvelle section se trouvent ceux qui estiment qu’il y a suffisamment de diversité comme ça au sein du courant dominant. Il est des façons de nier l’existence d’un problème qui ne font que la confirmer.
D’autres opposants à la création d’une nouvelle section sont plus favorables au pluralisme des approches mais pensent qu’il sera mieux défendu au sein d’une section unique. Les partisans de la nouvelle section sont d’un avis contraire, et jugent que la préservation et le développement d’approches, sortant du courant dominant et ouvertes aux autres sciences sociales, ne peuvent se faire qu’en dehors du cadre existant.

La demande de renouvellement des sciences économiques émane aussi des étudiants. Partie de Paris, la contestation de la domination d’une seule approche théorique dans l’université, ainsi que de son biais conservateur, s’est étendue depuis une bonne quinzaine d’années de Paris à Harvard, où les étudiants ont, en 2011, spectaculairement quitté le cours d’un enseignant vedette, Greg Mankiw. Plus récemment, c’est à l’université de Manchester que les étudiants ont lancé une campagne internationale pour une réforme de l’enseignement, qui donnerait une plus grande place aux approches négligées par le courant dominant (Post-Crash Economics Society). En Allemagne, les étudiants s’entraident pour se former par eux-mêmes aux théories que leurs enseignants choisissent d’ignorer.
Même les employeurs potentiels expriment une certaine insatisfaction devant la formation des économistes. L’organisatrice d’une conférence portant sur l’(in)adéquation des étudiants d’économie aux demandes de leurs futurs employeurs (1) rapportait que ces derniers reprochent aux étudiants de ne disposer que d’une gamme réduite de compétences, surtout techniques, et de manquer de la capacité à communiquer et à analyser les problèmes dans un contexte élargi.
La domination d’un seul courant théorique n’encourage pas, non plus, l’innovation. Dans une interview récente, Robert Boyer rappelait comment sa proposition de fonder un axe portant sur l’économie politique du changement institutionnel au sein de l’Ecole d’économie de Paris avait été retoquée au motif qu’il n’y avait aucun équivalent dans les universités anglo-saxonnes. Ceux qui souhaiteraient promouvoir le pluralisme tout en répondant aux attentes des étudiants et futurs employeurs, sans devoir attendre l’autorisation des Américains, peuvent donc être tentés par une nouvelle section.
Les risques de confusion ou d’ambiguïté pour les étudiants sont limités, jusqu’au niveau M tout au moins. Un même diplôme universitaire, L ou M, peut très bien associer des enseignements effectués par des universitaires appartenant à des sections CNU différentes. La question peut se poser pour les étudiants en doctorat souhaitant poursuivre une carrière universitaire, ce qui nécessite de se voir reconnaître («qualifier») par une voire plusieurs sections du CNU.
On pourrait imaginer la situation où de jeunes docteurs ne soient qualifiés ni dans l’une ni dans l’autre des sections d’économie bien que pouvant l’être a priori dans les deux, étant par exemple considérés trop formalisateurs par les uns et pas assez standard par les autres. C’est le risque qui découlerait d’une séparation entre une économie «dure» (conforme au courant dominant) et une économie «molle» (refusant toute formalisation), qui ne laisserait aucune place pour une économie aspirant à n’être ni l’une ni l’autre.

(1) http://www.voxeu.org/article/are-economics-graduates-fit-purpose.

Bruno Amable Professeur à l’université Paris-I Panthéon – Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France.

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