Le Monde [7 janvier 2015] : Économie : querelle de chapelles à la fac

L’original de cet article d’Adrien de Tricornot peut être trouvé sur le site du Monde (ed. abonnés)

 

Le projet de création d’une nouvelle section au Conseil national des universités (CNU) suscite la polémique

L’enseignement et la recherche en économie, dominées par un courant de pensée dominant, dit néoclassique, vont ils s’ouvrir à plus de pluralisme ? Depuis le début de la crise financière, économique et sociale en 2008, qui a souligné les limites et les failles de ses raisonnements, le débat est ouvert. En France, il met en ébullition l’université depuis décembre : la rumeur s’est mise à courir que le ministère avait tranché en faveur de la création d’une nouvelle section d’économie à l’université, plus interdisciplinaire et ouverte sur les sciences sociales, comme le demande et le propose l’Association française d’économie politique (AFEP), alors que cette option n’a pas été validée.

Alain Ayong Le Kama, qui préside la « section 5 », celle des sciences économiques au Conseil national des universités (CNU), s’était donc ému dans une lettre aux ministres concernés, le 18 décembre, du risque d’un tel projet : s’il reconnaissait « le déficit de pluralisme, indéniable » dans la discipline, il pointait le risque d’une scission. Et convoquait une réunion de sa section pour le 5 janvier afin de se prononcer sur une éventuelle « démission collective » dans l’hypothèse ou une filière « institutions, économie, territoire et société » serait créée en plus de celle des sciences économiques qu’il préside.

Mais cette réunion, lundi à Paris, où étaient présents seulement une grosse moitié de ses 96 membres et suppléants, s’est révélée rapidement sans objet : comme cela a été communiqué aux participants, aucune décision ministérielle n’est prise. Une démission collective de la section du CNU, qui ne fait pas l’unanimité, n’a pas formellement été mise aux voix, même si son spectre est toujours agité. L’AFEP doit se réunir en assemblée générale le 13 janvier, afin de préciser sa proposition de nouvelle filière. Avec l’invitation de la ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud Belkacem et de la secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur Geneviève Fioraso, il n’en avait pas fallu plus pour que les spéculations aillent bon train. Or, précise l’entourage ministériel, les deux ministres n’ont pas encore répondu à cette invitation. La position ministérielle reste d’encourager le pluralisme en suivant les recommandations du rapport rendu par le président de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Pierre Cyrille Hautcoeur. Un premier pas a été fait en septembre 2014 en permettant d’accéder au poste de professeur sans avoir à passer par l’agrégation supérieure réputée pour son conservatisme. Ensuite, les élections au CNU cet été vont être l’occasion pour le ministère de nommer, pour quatre ans, un tiers des membres de la section. L’expérimentation locale de sections interdisciplinaires y était aussi suggérée. D’autres propositions comme l’élargissement de la section du CNU à d’autres disciplines pourraient aussi être prises en considération.

Rassurer l’institution

Aujourd’hui, la question d’une autre section fait seulement partie des options en réflexion. Cette position est de nature à rassurer l’institution et en particulier ses dirigeants, réunis en décembre et majoritairement opposés à cette nouvelle concurrence qui pourrait aussi émietter les moyens. « Je ne suis pas sûr qu’il y ait réellement un manque de pluralisme », explique Pierre Granier, doyen de la faculté d’économie et de gestion d’Aix Marseille, parlant d’un « biais éventuel favorisant des dossiers qui comprennent des publications dans des revues scientifiques internationales mais qui n’empêche pas, par exemple, Thomas Piketty de publier des travaux très pluralistes et très historiques ».

Pour André Orléan, le président de l’AFEP, le conformisme de la discipline est au contraire bien lié à la « bibliométrie » qui sert de méthode d’évaluation des chercheurs : « Une liste de revues dites d’excellence a été sélectionnée, toutes appartenant au “mainstream”, et c’est au nombre d’articles publiés dans ces revues qu’on mesure la qualité d’un chercheur. Avec une telle procédure, tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces revues se trouvent immédiatement exclus sans coup férir. Ce serait le cas, par exemple, de Michel Aglietta ou de Robert Boyer pour ne citer que ces deux économistes incontestables mais m’adhérant pas au cadre néoclassique. Sans compter le fait qu’un article dans une bonne revue peut être mauvais ! »

« A partir des années 1990, on a observé, en France, une fermeture croissante des esprits, pour ne pas dire un sectarisme certain, qui apparaît le plus clairement dans les recrutements, explique M. Orléan. Sur 120 nominations de professeurs en six ans, de 2005 à 2011, six seulement appartiennent à des traditions critiques. » « En ce qui me concerne, j’ai été retenu en 2011 et en 2012 par deux universités qui n’étaient pas la mienne, mais je n’ai pas été qualifié par le CNU. Je suis donc habilité à diriger des recherches mais pas professeur… », témoigne Philippe Batifoulier, maître de conférences à l’université Paris 10, qui se revendique de l’école dite des conventions. Marc Neveu, secrétaire général du Snesup, principal syndicat de l’enseignement supérieur, confirme : « Certains économistes hétérodoxes ont été bloqués dans leur carrière, notamment au moment d’obtenir leur agrégation qui est, pour nous, un concours opaque. » Mais il ne fait cependant pas un cheval de bataille de la création d’une nouvelle filière.

Appauvrissement du débat

Si la création d’une nouvelle section d’économie est demandée depuis 2012, c’est que la fermeture des promotions aux enseignants et chercheurs « hétérodoxes » pourrait amener à l’appauvrissement du débat. « On espère toujours que cette section sera créée et on défend le pluralisme pour revivifier les courants de pensée devenus encore plus légitimes après la crise », explique David Flacher, maître de conférence à l’université Paris 13. Il cite aussi l’exemple des nouvelles disciplines créées aux Etats Unis : sur la ville (urban studies) ou le genre (gender studies), sans que le conservatisme académiques s’y oppose.

Une interdisciplinarité accrue est souvent jugée nécessaire. « Les arguments de l’AFEP sur le pluralisme sont pertinents. Une nouvelle section serait une bonne chose pour l’enseignement de l’économie et celle de connaissances en connexion avec d’autres disciplines », ajoute Xavier Peraldi, vice doyen de l’université de Corte. « Je suis favorable à ce projet. L’économie a perdu son sens de la réalité et de la sociologie et c’est un moyen de rouvrir le jeu. Sur le fond, ils ont raison », témoigne Jean Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes. « L’économie est déconnectée du réel et du monde contemporain », ajoute Arthur Jatteau, un des animateurs du collectif d’étudiants PEPSéconomie (Pour un enseignement pluraliste dans le supérieur). Créé voici quatre ans, PEPS a décidé de soutenir officiellement, lundi 5 janvier au soir le projet de nouvelle filière. La décision est loin d’être acquise.

Adrien de Tricornot

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