AUDITION DE L’AFEP par le comité restreint du Conseil national éducation-économie (CNEE) et du Conseil supérieur des programmes (CSP) chargé d’évaluer et de rénover les programmes de sciences économiques et sociales au lycée 11 mai 2017

Extrait de la lettre de Michel Lussault (Président de CSP) et Pierre Ferracci (Président de CNEE) à André Orléan (Président de l’AFEP) du 9 mai 2017 :

« La commission souhaiterait recueillir votre avis sur les programmes de Sciences économiques et sociales actuellement en vigueur et les éventuelles évolutions à leur apporter au regard des connaissances et des compétences qu’il nous semble nécessaire que les élèves aient acquises à l’issue de leur formation au lycée. »

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  1. Principaux constats concernant le contenu du programme de SES du cycle terminal (à savoir des classes de première et de terminale[1]), arrêté du 3-4-2013 – J.O. du 4-5-2013.

La lecture des programmes de SES (notamment du cycle terminal) présente selon nous trois principales faiblesses : un manque de pluralisme des théories en économie, la trop faible place laissée à l’histoire, et le fort cloisonnement disciplinaire.

 

  1. Manque de pluralisme des théories en économie

Plusieurs indices soulignent le manque de pluralisme des théories en économie :

  • Alors que l’économie occupe plus de la moitié de ce programme, une seule vision théorique est la plupart du temps présentée, qui plus est sans le dire, comme si c’était LA façon de voir de l’ensemble des économistes :

A deux reprises, il est explicitement question de « La démarche de l’économiste » (1. c’est l’un des titres du « préambule des programmes du cycle terminal » et 2. Cette expression apparaît au tout début du programme de première : dans le « 1. Les grandes questions que se posent les économistes », la première question « 1.1 dans un monde aux ressources limitées, comment faire des choix ? » est accompagnée de l’indication complémentaire suivante : « Il s’agit d’illustrer la démarche de l’économiste qui modélise des situations dans lesquelles les individus sont confrontés à la nécessité de faire des choix de consommation ou d’usage de leur temps (par exemple). ».

 

  • Aucun courant n’est mentionné

Pas d’économistes néoclassiques, marxistes, régulationnistes, post-keynésiens, conventionnalistes, autrichiens. Juste L’économiste.

 

  • Aucun (grand) économiste n’est cité

Marx est sociologue (dans le programme de terminale), Keynes n’existe pas (il permet juste de qualifier un type de chômage, toujours dans le programme de terminale), Hayek n’existe pas, etc.

 

  • La plupart du temps, le programme d’économie nous semble consister à présenter les concepts fondamentaux de la théorie néoclassique :

. Par exemple, le paragraphe sur « La démarche de l’économiste » du « préambule », se termine par la liste de notions suivante : « rareté, choix individuels et collectifs, incitations et contraintes, coût d’opportunité, modèle. »

. Exemple du programme de première

Outre le début du programme cité plus haut, dans le « 2. La production », le producteur est néoclassique, dans le « 3. La coordination par le marché », à l’exception d’une première partie, plutôt descriptive, les questions – « Comment un marché concurrentiel fonctionne-t-il ? », « Comment les marchés imparfaitement concurrentiels fonctionnent-ils ? », quelles sont les principales « défaillances de marché » ? –, les notions, et les indications complémentaires renvoient toutes à la seule théorie néoclassique. Parlant de monnaie, le « 4. La monnaie et le financement », semble plus ouvert. Quant au « 5. Régulations et déséquilibres macroéconomiques », il est également essentiellement néoclassique.

. La seule fois où il est question de la pluralité des approches en économie c’est dans la phrase du « Préambule » suivante : « Les analyses micro et macroéconomiques permettront d’initier les élèves à la pluralité des approches ».

 

Ceci nous semble avoir plusieurs conséquences :

  • Les élèves n’ont aucune idée des différents courants qui existent en économie ; le plus souvent, ils n’ont même pas conscience de l’existence ne serait-ce que d’une autre vision théorique sur les objets qu’ils étudient.

 

  • Les thèmes sont déterminés par l’approche théorique adoptée. En particulier, les thèmes choisis ne sont pas ceux qui sont au cœur de l’actualité économique :

Les programmes contiennent très peu de choses sur la crise, l’euro, la finance (sauf dans l’enseignement de spécialité en terminale), la dette, les inégalités, …

 

  • Ce programme semble plus demander aux enseignants d’asséner des vérités – ou d’énoncer des connaissances établies – que de montrer aux élèves que les questions économiques sont l’objet de débats. On a parfois l’impression que les questions sont posées pour éviter la controverse :

Ceci apparaît :

  • dans le programme : on peut citer ici l’exemple de l’euro, qui n’est mentionné qu’une seule fois dans tout le programme, en terminale, pour répondre à la question « 2 Quelle est la place de l’Union européenne dans l’économie globale ?  ».
  • dans les sujets de baccalauréat. Questions posées au baccalauréat (2014) : « Les facteurs travail et capital sont-ils les seules sources de croissance économique ? » (sujet de dissertation), « Comment la flexibilité du marché du travail peut-elle réduire le chômage ? », « A quels risques économiques peuvent s’exposer les pays qui mènent une politique protectionniste ? » (deux questions faisant partie de l’épreuve composée).

 

  • Quel que soit le talent des enseignants de SES, on voit mal comment un tel programme pourrait permettre aux élèves « de participer au débat public de façon éclairée » (comme annoncé dans le préambule)[2], ni comment les élèves pourraient s’exercer à l’argumentation rigoureuse, par exemple pour répondre aux affirmations de leurs contradicteurs.

On voit en revanche comment la comparaison de plusieurs approches permettrait de le faire, comment elle permettrait de mieux saisir la substance de chacune, de montrer différentes façons de poser les questions, de mieux en comprendre les enjeux, d’interroger les idées reçues. En bref, on voit comment la rigueur et le pluralisme seraient propices à l’éveil et au développement de l’esprit critique (au sens large et positif du terme). Essentiel pour former les élèves au métier de citoyen et leur transmettre « l’esprit scientifique ».

 

  1. Beaucoup trop faible place laissée à l’histoire

La dimension historique – histoire des faits, des institutions, des théories – est quasiment absente de la partie économique du programme. Les différents concepts ne sont pas datés ni contextualisés. Aucune référence n’est faite au système capitaliste.

Un seul passage mentionne l’histoire dans le programme de première : au début du « 3. La coordination par le marché. 3.1 Qu’est-ce qu’un marché ? », les indications complémentaires commencent ainsi : « On présentera la diversité des marchés concrets (depuis les foires du Moyen Âge jusqu’aux achats en lignes ; les marchés des biens, des services, des actifs, du travail, etc. ».

Dans le programme de terminale, dans la partie « 2.2 Quelle est la place de l’Union Européenne dans l’économie globale ? », les indications complémentaires commencent ainsi : « sans entrer dans le détail des évolutions historiques, on rappellera qu’en se dotant d’un grand marché intérieur et d’une monnaie unique, les pays européens mènent une expérience originale d’intégration plus étroite de leurs économies. »

La dimension historique est essentiellement présente (en économie) dans l’enseignement de spécialité « économie approfondie », où il est questions « des grandes évolutions démographiques séculaires.

 

L’absence de dimension historique, le cas échéant, ne permet pas aux élèves de comprendre (entre autres) les raisons d’être de certaines institutions, ni de savoir que d’autres configurations, d’autres systèmes ou d’autres politiques existent ou ont existé, avec lesquels ils pourraient éventuellement effectuer des comparaisons.

 

  1. Fort cloisonnement des disciplines

Les élèves entendent bien parler de différentes sciences sociales : l’économie, la sociologie, les sciences politiques[3].

 

Cependant, alors que, comme le dit le préambule, « au plan de la recherche, les travaux interdisciplinaires se multiplient et se révèlent féconds », alors que des liens de plus en plus serrés se tissent entre économistes, sociologues, psychologues, politistes, philosophes, et ce, tant du côté des orthodoxes que des hétérodoxes, la place accordée à l’inter- et la pluri-disciplinarité, ou même à la comparaison des disciplines, a fortement décru dans les programmes de SES puisque la partie « regards croisés » occupe 60h sur les deux années de première et de terminale contre 110h pour la sociologie (générale ou politique) et 170h pour la « science économique ».

 

Ceci constitue selon nous une régression par rapport aux programmes précédents. Traditionnellement, l’enseignement des SES se faisait en partant de grandes questions économiques et sociales ancrées dans la réalité, ce qui permettait de croiser les regards disciplinaires, d’en montrer les complémentarités et les différences ;

Pour mémoire : « L’enseignement de sciences économiques et sociales s’appuie sur l’observation de faits économiques et sociaux guidée par des questionnements théoriques. Tout en étant ancré dans les savoirs académiques de référence des disciplines constitutives des sciences sociales, il a la caractéristique d’être pluridisciplinaire.

Cette caractéristique est prise en compte de deux façons : à travers la complémentarité des analyses économiques et sociologiques et grâce à un travail sur des thèmes transversaux.

Cette triple exigence (place faite à l’observation, recours aux savoirs académiques, pluridisciplinarité) doit permettre de développer des compétences requises pour la poursuite d’études dans l’enseignement supérieur : capacité à identifier et formuler des problèmes, à construire des raisonnements inductifs, déductifs ou hypothético-déductifs, à exercer l’esprit critique. » (B.O., N°7, 3 oct. 2002, Hors-Série, p. 108)

Le préambule des programmes actuels insistent sur les différences (objets, méthodes, mode de raisonnement) entre les disciplines. L’ « entreprise » est montrée en exemple (mais on pourrait en prendre beaucoup d’autres) : « L’entreprise étudiée par l’économiste [dit le préambule] n’est pas le même « objet » que l’entreprise du sociologue, du politiste, du psychologue social, etc. ». Même si les objets diffèrent d’une discipline à l’autre (et d’une théorie à l’autre), il ne nous semble pas que cela justifie un tel cloisonnement entre les disciplines. Comment, en effet, mieux expliquer aux élèves les différences (et les complémentarités) entre les disciplines et les théories qu’en croisant leurs regards sur des « thèmes » comme l’entreprise ?  Comment, partant, mieux « leur permettre de faire des choix éclairés d’orientation dans l’enseignement supérieur » [préambule] ?

 

 

  1. Propositions de l’AFEP

 

  1. Accorder une place importante aux « données » et à leur construction. Il est fondamental que les élèves acquièrent le réflexe de remettre en cause tant leurs préjugés que les théories en les confrontant aux données. Ceci nécessite qu’ils apprennent à chercher les données (statistiques, enquêtes, monographies,…), à s’interroger sur les sources et sur la construction de ces « faits ». Il est ici important que, au-delà des deux postures réalistes et relativistes, les élèves soient sensibilisés à la double dimension cognitive (description) et politique (action) des statistiques sociales (Desrosières). Il faut enfin, bien évidemment, qu’ils apprennent à lire et à raisonner sur ces données, par exemple en apprenant à repérer des effets de structure, en évitant de confondre corrélation et causalité, etc.
  2. Introduire plus de pluralisme théorique (en économie, mais également dans les autres disciplines) : les élèves doivent entendre parler des grands courants, de quelques grands auteurs, de certaines controverses. La comparaison des théories nous semble constituer une excellente formation intellectuelle.
  3. Enseigner l’histoire des thèmes – ou objets – étudiés par les élèves : l’histoire des faits (histoire des crises, histoire des mouvements sociaux,…), l’histoire des institutions (monnaie, sécurité sociale, institutions européennes, services publics, institutions financières,…), mais aussi celle des idées et des théories (qui sont indissociables).
  4. Alléger les programmes nous semble enfin nécessaire pour faire tout cela, mais aussi de façon à permettre aux élèves d’approfondir les questions qu’ils étudient, de s’approprier ce qu’ils étudient. Sans un tel allègement, il nous semble que même les élèves les plus motivés pourront au mieux réciter des leçons qu’ils ne maîtrisent pas et qu’ils s’empresseront d’oublier.

 

Conclusion : comment mettre nos propositions en programme ?

Quant à savoir comment mettre ces propositions en programme, nous sommes moins bien placés que les professeurs de sciences économiques et sociales pour le dire.

[3] Même si on peut regretter la faible place accordée aux sciences politiques, l’absence d’anthropologie pour parler de la monnaie,…

[4] Que les étudiants de Peps économie réclament pour les maquettes de licence d’économie à l’université.

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